Dans Récit d’enfance : leur passé d’aujourd’hui, nous partons à la rencontre de personnes pour les questionner sur leur enfance et leur éducation. Au travers de six questions simples, nous avons interrogé plusieurs dizaines d’hommes et de femmes. L’occasion, à chaque entretien, de découvrir le passé de l’invité et son influence sur son présent.
Aujourd’hui, nous rencontrons Elisabeth – 62 ans. La musique, le scoutisme et les rêves ont rythmé son enfance dans un milieu bourgeois. Elle nous parle de la relation fusionnelle avec son frère, de son rapport avec la nourriture ou encore des problèmes de santé de sa mère.
Les entretiens sont retranscrits dans leur intégralité : nous avons pris le parti de conserver les mots choisis par les narrateurs… et parfois leur franc-parler !
Elisabeth – 62 ans
5 mots : Quels sont les cinq mots qui décrivent votre enfance, et pourquoi ?
Le premier mot qui me viendrait à l’esprit, c’est celui de cadette. En ce sens que je suis la deuxième enfant d’une fratrie de trois. Définir le fait d’être une cadette, pour moi, c’est bien évidemment le fait d’avoir un frère aîné. Mon frère était un modèle pour moi. Du fait de son âge il savait plus de choses que moi. De plus, mes parents ne me laissaient pas sortir seule, mais si j’étais avec lui, je le pouvais. Par contre être la cadette signifiait aussi que j’étais celle qui en savait toujours un peu moins, celle qui devait laisser son frère décider, imposer son autorité.
Le deuxième mot qui caractérise mon enfance, c’est le mot musique. J’ai le souvenir que, très petite, j’aimais en écouter. Écouter de la musique pouvait être le fait d’écouter mes parents chanter une chanson. Ma Maman a fait beaucoup de piano. Je la revois, vers mes quatre cinq ans en jouer à la maison et je l’écoutais. Je l’entends encore jouer des chansons des films de Walt Disney, notamment de Blanche neige dont je chantais les paroles et elle m’accompagnait au piano. La définition de la musique pour moi, enfant, c’est la douceur des notes qui venaient remplacer les mots, lorsqu’ils ne sont pas assez tendres.
La nourriture, le fait de manger, sera mon troisième mot. Je n’avais pas d’appétit ; j’étais plus intéressée à regarder les gens vivre, à scruter ce qui se passait autour de moi, à me laisser distraire. J’écoutais plus que je ne mangeais. Pour ma Maman, c’était une vraie épreuve. Il fallait qu’elle envisage une heure et demie pour me faire manger. J’étais là, devant mon assiette, je regardais autour de moi. Pour moi, manger c’était ce qui était obligatoire pour vivre, mais que je n’avais pas du tout envie de faire.
Le vélo, voici mon quatrième mot. Je dis vraiment les mots tels qu’ils me viennent, comme ça. Vélo parce que j’ai eu, comme beaucoup d’enfants de mon époque – je parle des enfants de milieux aisés – plusieurs vélos : d’abord celui de ma petite enfance, avec des stabilisateurs, puis lorsque j’ai grandi un « vrai » vélo, un vélo de grande. Je me rappelle du vélo d’adulte qui m’a été offert. J’avais huit ou neuf ans. On me l’avait acheté très grand pour qu’il puisse durer longtemps et j’avais un mal fou à rester assise sur la selle. J’avais la pointe du pied qui touchait à peine le sol ! Ce qu'il y a derrière le mot vélo, c’est le souvenir des sorties. Sorties cela rime avec liberté. La liberté, c’est la nature.
En pensant à ces mots de sortie, liberté, nature, cela évoque les feux de camp. J’ai fait pas mal de scoutisme, dès l’âge de 6 ans et je me souviens des feux de camp qui étaient organisés le soir. Aux Scouts, à partir de l’âge de douze ans, on devient guide. Il fallait, alors à tour de rôle, durant la nuit, se relayer pour garder le feu. Je me rappelle que la plupart de mes camarades qui l’ont fait trouvaient cela très soûlant. Pour eux, cela les empêchait de dormir, alors que moi, j’ai le souvenir que j’aimais cela. Il devait être deux heures du matin, j’étais seule, devant le feu et je notais dans un petit carnet le bruit des oiseaux, le bruit du vent dans les feuilles, le crépitement du feu… J’avais l’impression qu’avec le feu, la chaleur, la lumière dans la nuit, je n’étais pas seule.
Regret : Est-ce qu’il y a une chose que vous auriez voulu changer dans votre enfance ?
Changer quelque chose à mon enfance… Peut-être une chose ? Mais vouloir la changer ce n’est pas accepter le réel de la vie.
Quand je suis née, ma Maman a été très gravement malade. Elle a failli mourir. Durant les trois-quatre premiers mois de ma vie, elle n’a pas pu s’occuper de moi. Je n’ai manqué de rien, sur le plan matériel, car mes parents étaient assez aisés. Il y a eu une jeune femme qui est venue travailler à la maison à temps plein pour pouvoir s’occuper de moi. Elle était toute jeune, elle avait seize ans. Elle est venue habiter à la maison et y est restée jusqu’à ce que j’aie deux ans.
Le souvenir que j’ai, c’est que j’aurais aimé être câlinée par ma Maman à ce moment-là.
Puis, il se trouve que Maman, qui s’est remise de cette maladie – elle est encore vivante aujourd’hui et a quatre-vingt-dix ans- a développé de très graves problèmes de dos, suite à ma naissance. Elle était bloquée, coincée même. Jusqu’à mes cinq ans, elle ne m’a jamais portée, jamais prise dans ses bras.
Donc voilà, c’est cela que j’aurais voulu changer. Mais la vie est telle qu’elle est. On se construit à partir de ce qui arrive. Cependant, c’est vrai que j’ai le souvenir d’avoir eu envie d’avoir les bras d’une Maman qui m’enlacent tendrement. À la place, il y avait les bras d’une jeune fille, adorable qui avait à peine seize ans. Elle était toute contente, car elle avait une petite poupée vivante. Mais moi, ce sont les bras de ma Maman que j’aurais aimé avoir.
Éducation : Quelle critique positive et/ou négative pouvez-vous faire de votre éducation ?
Pour la critique positive, je peux dire que j’ai eu des parents qui étaient très travailleurs, l’un et l’autre et qui étaient très exigeants. On peut trouver cela étrange de le considérer comme quelque chose de positif, mais aujourd’hui cela m’a aidée à me construire.
Ma Maman, quand j’ai eu vingt-cinq ans, a été de nouveau très malade : elle a eu un cancer, à un stade très avancé. Elle a subi une mammectomie. Jamais elle n’a baissé les bras. Face à une difficulté, elle n’avait jamais l’impression que c’était fichu, qu’elle ne s’en sortirait pas. Elle ne se disait pas que la vie des autres était plus facile et que la sienne était terrible. Je vois du positif en cela, car maintenant que j’avance en âge, je mesure qu’elle m’a transmis une réelle énergie, le fait de ne pas me plaindre de ce qui m’arrive, mais d’essayer de construire quelque chose avec. La force qu’elle a eue dans sa vie, force de se battre devant l’adversité, je crois qu’elle me l’a transmise.
La critique négative maintenant. J’ai été élevée dans un milieu assez bourgeois et dans ce milieu, il y a des règles de vie, des façons très codifiées de se comporter comme bien se tenir à table, dire bonjour aux gens, savoir en toutes circonstances ce que l’on doit dire, ne pas dire, faire, ne pas faire. J’ai eu une éducation très stricte. Dans les milieux bourgeois, dans les années 60, les enfants n’avaient pas le droit de parler à table sans l’autorisation des parents. À table, on devait se tenir avec le dos bien droit, sans l’appuyer sur le dossier. À table, on devait mettre ses deux petits poings gentiment posés de part et d’autre de l’assiette. Si, à un moment donné, on avait le malheur de mettre son coude sur la table, on avait le droit à un coup de couteau dessus, et aussitôt, on le retirait.
Et là, je reviens au premier mot, cadette. J’avais la chance d’avoir un grand frère. Tous les deux on se regardait, on se lançait un coup d’œil complice, et on rigolait intérieurement. On avait même inventé un langage pour que nos parents ne nous comprennent pas. Le concept de notre langue était de remplacer toutes les voyelles des mots par une même voyelle. Par exemple, au lieu de dire « il fait beau aujourd’hui » cela faisait, avec des i, « il fit bi ijird’i », avec des o, « o fot bo ojord’o », avec des a, « al fat ba ajard”a »… Mes parents ne comprenaient strictement rien. Cela les mettait en colère et nous, on se faisait un petit clin d’œil de satisfaction.
J’appartiens à une famille de musiciens professionnels. Pour mes parents, lorsqu’on rentrait au CP et qu’on apprenait à lire et à écrire, c’était une obligation de commencer également un instrument. Ma sœur a fait du violon, mon frère de la guitare et moi, j’ai fait du piano.
Vers l’âge de dix ans, cela me soûlait, car je devais faire au moins une demi-heure de piano par jour. Maman mettait un minuteur sur le rebord de mon piano pour me surveiller. Dès qu’elle avait le dos tourné, je réduisais le temps du minuteur en me disant « c’est bon ! » Malheureusement elle regardait toujours l’heure à laquelle j’avais commencé. Elle arrivait dans ma chambre, en colère, et me disait : « Tu as triché ! Tu n’as fait que vingt minutes de piano. Retourne faire tes gammes. »
J’ai un mauvais souvenir de cette période-là, mais à l’adolescence, comme j’ai commencé le piano très tôt, je me débrouillais bien. J’ai alors eu un immense plaisir à jouer seule et en famille et je me dis, aujourd’hui, qu’ils ont eu raison de me forcer, enfant.
Comme dans ma famille tout le monde jouait d’un instrument de musique, lors des Noëls ou des fêtes de famille, chacun se mettait à jouer de son instrument : l’un sortait sa flûte, l’autre son violon, un troisième sa guitare. Moi je me mettais au piano…
Au fond, on peut dire que dans la vie, chaque situation a une face plus sombre et une face plus lumineuse : les gammes au piano, le minuteur ne furent pas des bons moments, mais j’ai eu énormément de plaisir à jouer pour moi et en famille.
Je continue avec la musique. Je me souviens que mon premier professeur de piano était très sévère. En effet, il fallait se tenir droit, comme lorsque je mangeais à table. On devait poser nos mains au-dessus du clavier de telle façon qu’elle puisse mettre une gomme sur le dos de la main. Il m’était interdit de la faire tomber. Si mes doigts étaient cassés sur les touches – ils devaient être correctement arrondis – elle me mettait un violent coup de règle. C’était l’horreur. Je détestais cette prof. Heureusement, Maman s’en est aperçu et comme pour elle, faire la musique c’était vital, elle m’a changée de prof. Elle m’a alors trouvé le meilleur des profs du monde : un homme extraordinaire.
Comme je l’ai dit précédemment, j’avais des parents qui étaient très exigeants : cela a des côtés positifs et des côtés négatifs. J’essayais le plus possible de les satisfaire, de leur plaire, d’être à la hauteur de ce qu’ils attendaient de moi. Et c’est vrai que lorsque je pense à un trait de ma personnalité – alors on peut le voir négativement ou positivement – je constate que dans la vie de tous les jours j’avais le souci, constant, de savoir si je correspondais à l’attente des personnes qui m’entouraient. Maintenant ce n’est plus le cas. Cependant, je me demande toujours si les personnes ont besoin de quelque chose, si je peux les aider d’une manière ou d’une autre. C’est vraiment quelque chose qui me définit.
Personnalité : Y a-t-il un trait de votre caractère qui est une conséquence de votre vécu durant votre enfance ?
Si je pense à ma personnalité, je reviens sur les mots-clés du début : « musique » et « feux de camp ». Chez moi, le rêve occupe une grande place. J’aime rêver, j’aime penser aux nuages, à l’univers, à la vie et ça a développé en moi une certaine intériorité. La musique et le scoutisme. Je n’avais pas le choix. C’est le profil des familles bourgeoises !
J’aimais écouter, à la fois dans la nature – un feu de camp, le bruit du vent dans les arbres, le bruit des oiseaux – mais aussi, j’aimais écouter la vie autour de moi. C’est dur d’écouter ce que les autres disent d’eux, d’observer et de comprendre les non-dits, mais cela a profondément marqué mon enfance.
Transmission : Quelles choses pensez-vous avoir transmis à vos enfants de votre propre éducation et lesquelles sont différentes ?
Souvent, quand on a eu l’impression d’avoir souffert de quelque chose, on aimerait bien que ses enfants n’en souffrent pas à leur tour. Malheureusement, souvent, la génération d’après choisit de faire le contraire avec ses propres enfants, car elle relit son enfance comme une période de contraintes imposées et donc comme quelque chose de négatif. C’est le cycle de la vie, c’est comme ça.
Il faut se plonger longtemps en arrière dans le temps, pour ce que je vais dire maintenant. Mes parents, quand ils étaient enfants, n’avaient pas du tout le droit à la parole. Ce que je veux dire, c’est qu’à leur époque, on ne se souciait pas du tout de savoir comment ils ressentaient une situation. On ne cherchait pas à savoir quel loisir ils souhaitaient faire, ou s’ils allaient s’épanouir dans l’orientation professionnelle que leurs parents avaient choisie pour eux.
Dans ce que j’ai transmis de différent à mes deux filles, c’est que j’ai toujours souhaité qu’elles puissent s’exprimer. Qu’elles me disent ce qu’elles sont, ce qu’elles désirent, comment elles voient les choses. J’ai toujours dit à mes filles que si elles n’étaient pas d’accord avec moi, elles pouvaient me le dire. Tout en restant polies, en parlant correctement. Elles pouvaient s’affirmer à condition d’argumenter en disant par exemple « Je ne suis pas d’accord sur ce point-là, car selon moi, je trouve que… » Si l’argumentation tenait la route, je pouvais changer ma position de départ. Cependant, si je pensais que ce qu’elles avançaient était dangereux pour elles, que ce n’était pas un bon choix pour elle, je leur disais : « J’ai entendu ce que tu m’as dit mais pour autant, là maintenant, je ne suis pas d’accord… »
Pour les similitudes maintenant. Ma fille aînée a fait 10 ans de violoncelle. Quand elle est entrée en CP – Tu vois la suite de l’histoire ! -, je l’ai inscrite dans une école de Musique puis au conservatoire de Rouen. Elle a étudié le violoncelle. Durant ces dix années, elle a fait de la musique, de la formation musicale, de l’histoire de la musique, de la musique de chambre, de l’orchestre… Presque jusqu’à l’overdose. C’est, plus grande, qu’elle m’a dit : « Tu sais maman, c’était bien la musique mais c’était un peu lourd. Je l’ai fait pour te faire plaisir. Maintenant j’ai envie d’arrêter. » À l’origine, la musique fut une grande source de complicité entre nous deux. Quand elle jouait au violoncelle, je l’accompagnais souvent au piano. On a passé des heures et des heures ensemble à jouer en duo comme ça.
Ma cadette, a aussi commencé la musique… en CP. Elle souhaitait faire de la guitare. Malheureusement nous n’avons pas trouvé un bon professeur alors elle a été réorientée vers… le clavecin ! Mais cet instrument ne correspondait ni à son choix, ni à son tempérament. Elle n’en a fait que trois ans avant de revenir à son choix premier : la guitare. Je crois qu’elle a hérité du virus familial ! Aujourd’hui, elle possède 5 guitares dont elle aime jouer.
J’ai essayé de leur transmettre une chose, mais je ne suis pas sûre d’avoir réussi. Elles seules pourraient dire ce qu’il en est aujourd’hui. Il faudrait leur demander pour le savoir, mais je crois que ma cadette a aussi répondu aux questions.
Il s’agit de la confiance en la vie. En effet, je pense que chacun, on a la possibilité de construire sa vie, d’en faire quelque chose de beau, même si au départ c’est difficile. J’aurais bien aimé leur transmettre cette confiance. J’ai conscience qu’il y en a qui partent avec une pierre plus lourde dans leur sac. Quelques fois le début de la vie peut être bien douloureux. Maintenant, lorsque je vois là où elles en sont, l’une et l’autre, je pense qu’il y a quand même eu un petit quelque chose de transmis dans ce domaine.
J’aurais bien aimé aussi leur avoir transmis la liberté. Je n’ai pas beaucoup expérimenté la liberté quand j’étais petite, puisque j’ai grandi à une époque où les parents décidaient encore beaucoup de tout. Malgré cela j’ai l’impression d’être devenue une femme assez libre. J’ai horreur de faire ce que l’on attend de moi, d’être dans un groupe, d’être un mouton de Panurge. J’écris mon chemin, je prends les décisions moi-même. J’aimerais bien leur avoir transmis le goût du risque. Oser risquer sa vie. Risquer sa vie c’est ne pas répéter ce qui a déjà été fait par d’autres, c’est ne pas penser que l’autre attend telle chose de moi et alors se contraindre de le faire. Risquer sa vie c’est être conscient que l’avenir est inconnu, et prendre alors le risque d’oser l’inédit. J’aimerais bien leur avoir transmis ça.
Anecdotes : Avez-vous un souvenir, une anecdote de votre enfance à raconter ?
Pour l’anecdote, je crois que ce qui me vient à l’esprit, c’est à cause d’une information que j’ai apprise hier. C’est une information qui pourrait paraître très triste, mais qui est dans l’ordre des choses. Je viens donc juste d’apprendre que mon professeur de piano, le second, celui que j’ai tant aimé, est décédé. Il devait avoir quatre-vingt-dix ans, c’est donc le cours de la vie.
J’avais une grande admiration pour lui, c’était un grand pianiste, qui donnait des concerts. Il y a eu un moment où je faisais énormément de piano, et je me souviens que lorsque je jouais, il mettait ses deux mains sur mes épaules. Je jouais du Chopin, du Mozart, des morceaux difficiles. Je n’étais qu’une très bonne élève. Une très bonne élève, c’est une élève qui sait reproduire ce qu’on lui a appris, alors qu’être un vrai musicien c’est avoir une âme d’artiste, être capable de faire d’une œuvre une création ; ça je ne savais pas le faire. Lorsque ce professeur mettait ses deux mains sur mes épaules, c’est comme s’il me transmettait son don, son talent de musicien.
J’ai un autre souvenir qui me revient. De mes six à douze ans, je vivais au Havre. Dans les mots qui caractérisent mon enfance il en manque un. C’est celui de la mer. Mes parents habitaient en bord de mer sur le boulevard maritime. J’ai passé mon enfance au Havre, dans notre cabane de plage : ce sont de toutes petites maisons au bord de la plage. Elles n’avaient qu’une seule petite pièce. Les anciens Havrais, louaient un emplacement : c’était très difficile d’obtenir de la ville le petit emplacement pour monter sa cabane de plage. Puis, lorsqu’on l’obtenait, c’est comme si on avait une petite maison secondaire au bord de la mer. En ce qui concerne mes parents, ils l’ont eue de ma naissance jusqu’à ce que je quitte le Havre.
Lorsque c’était marée basse, lors des grands coefficients du mois de septembre, mon Papa et moi – j’étais toute seule avec lui et pour une petite fille, c’est quelque chose – on partait à la pêche à la crevette. On avait un grand filet qui s’appelait un « pousseux ». Mon papa me paraissait démesurément grand, car je n’avais que six ans. Il avait un « pousseux » que je trouvais géant, il faisait au moins un mètre trente ou quarante de long. J’avais de l’eau jusqu’aux cuisses. Sur le bord de mer, on allait à pied du Havre jusqu’à Sainte-Adresse, cela devait faire quatre ou cinq kilomètres aller-retour. On ramassait les crevettes et je les mettais dans mon petit casier. J’avais l’impression de faire une pêche victorieuse.
Maman nous attendait à la cabane de plage et elle faisait cuire les crevettes à notre retour, dans notre petit abri. Nous mangions les crevettes que j’avais pêchées avec une bolée de cidre et du beurre salé. C’est un souvenir extraordinaire de mon enfance.
Enfin, le dernier souvenir sera avec mon frère.
Comment se fait-il que tu parles énormément de ton frère, mais jamais de ta sœur ?
C’est une excellente question, mais cela va au-delà de la période de l’enfance, donc je clos tout d’abord mon enfance avec ce dernier souvenir.
L’été, on partait souvent en vacances en deux fois. La première fois, on partait simplement avec ma mère : il y avait mon frère, ma petite sœur et la belle-mère de ma mère. Je crois que c’est ma grand-mère qui payait une location d’un mois en Bretagne. Pendant qu’on partait, mon Papa restait à la maison à travailler et il venait nous rejoindre le week-end. Puis, on partait une deuxième fois, mais cette fois-ci avec mon père.
Pour moi, la Bretagne, c’étaient les parties de jeux avec mon frère sur la plage. Lorsqu’on est petit, on a l’impression que l’aventure est au coin de la rue. C’était la Bretagne rocheuse. Des rochers en bord de mer. On avait peur de rien. On escaladait les rochers et on partait pendant deux à trois heures et, à partir du moment où j’étais avec mon grand frère, mes parents ne s’inquiétaient pas. Ma mère se disait sûrement : « Elle est avec son grand frère donc il la protégera. » C’est en tout cas ce que je pensais.
Finalement, avant de t’expliquer pourquoi je parle toujours de mon frère et non de ma sœur, j’ai un dernier souvenir à raconter… avec lui, encore !
Tous les ans, on partait aux sports d’hiver aux vacances de février. Lorsque j’étais là-bas – et c’est là qu’être cadette était pour moi une très grande chance – je faisais du ski avec lui. On n’était que tous les deux. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de skieurs sur les pistes. On faisait aussi un peu de hors-piste.
Une fois, on est partis et, entre le moment où l’on est arrivés en haut des pistes et le moment où l’on allait redescendre, le brouillard est tombé en quelques secondes. En montagne, quand le brouillard et la brume arrivent, c’est brutal, on est dans « la purée de pois ». Et là on voyait bien le tempérament du grand frère. Le chef. Celui qui n’a peur de rien. Moi j’étais un peu trouillarde. Je m’étais assise dans la neige et je lui avais dit : « Ce n’est pas grave, on est dans la neige, on est perdus, on va mourir » Il m’avait répondu : « Écoute, si tu veux faire l’imbécile et l’idiote, il n’y a pas de problème, je te laisse là, mais moi, je descends. » Je l’avais regardé et je m’étais dit : « Surtout, je ne lâche pas, je le suis ! »
Pourquoi ma sœur n’apparaît -elle pas et pourquoi mon frère est-il si présent dans tout ce que je viens de te raconter ? Il y avait deux ans et demi d’écart entre mon frère et moi et presque quatre, entre ma sœur et moi. Mes parents ont élevé les deux grands ensemble, tenant « la petite » à l’écart. Dans le discours de mes parents, il y avait toujours « les deux grands et la petite ». Mon frère est parti de la maison à ses vingt ans. Moi j’avais dix-sept ans et demi. Si tu me demandes des souvenirs sur les jeux de mon enfance, je constate que je n’ai joué qu’à des jeux de garçon. J’ai joué aux petits soldats, aux cyclistes, j’ai joué à la guerre, à vivre des aventures à la manière du Club des cinq.
Lorsqu’il est parti, c’est à ce moment- là que j’ai découvert que j’avais une petite sœur. Maman avait gardé la petite dernière, à ses côtés, elle s’en occupait beaucoup. Du même coup, lorsque mon frère est parti, c’est comme s’il lui avait fait un peu de place. C’est alors que j’ai pu découvrir ma petite sœur.
C’est amusant de voir qu’aujourd’hui, la personne dont je suis énormément proche, c’est ma sœur. La situation s’est inversée. Mon frère est parti faire sa vie, il vit un peu loin, à Montpellier. Il a eu des choix politiques engagés, tranchés, différents des miens. Ma sœur m’a souvent dit qu’après le départ de notre frère, commença la deuxième tranche de son enfance. Elle avait treize ans. Durant notre enfance mon frère avait besoin, en permanence, de m’avoir auprès de lui. C’était réciproque. On était presque un couple. Le frère et la sœur, toujours ensemble. On nous disait : « Qu’est-ce qu’ils se ressemblent ! Ils ont le même caractère. Ils font tout ensemble. » Sans s’en rendre compte mes parents ont contribué à souder les deux aînés.
Récemment mon frère a été très gravement malade. Je n’ai pas hésité une seconde. J’ai pris immédiatement le TGV pour descendre à Montpellier et passer quelques jours à ses côtés à l’hôpital. Les liens créés durant l’enfance sont indestructibles.
Pour aller plus loin :
L’entretien a été réalisé en partenariat avec Notre passé d’aujourd’hui, projet qui porte des valeurs semblables à celles d’Entoureo.
Dans le cadre de son projet de livre en cours d’écriture depuis 2018, intitulé Notre passé d’aujourd’hui, Rosemitha Pimont, âgée de 20 ans, a réalisé une centaine d’interviews pour recueillir une multitude d’histoires de vie. Son objectif est de raviver, à travers six questions, les souvenirs de notre enfance, les caractéristiques de notre éducation, afin de voir l’impact de notre passé sur notre personnalité, notre présent.
Les personnes interviewées sont âgées de 15 à 101 ans, proviennent des quatre coins du monde et sont de milieux socioculturels divers. Une émission de radio sous le nom de Notre passé d’aujourd’hui, issue du même projet, est déjà disponible.